Le projet d’Albert Kahn (1860-1940) en quelques mots…
« Je ne vous demande qu’une chose, c’est d’avoir les yeux grands ouverts »
Albert Kahn à Etienne Dennery, boursier, juste avant son départ pour voyage autour du monde, en 1926
Humaniste, passionné de voyages, attiré par les sciences, discret mais aussi homme de réseaux, s’interrogeant sur le monde en devenir, le banquier d’affaires Albert Kahn a développé divers projets au service de la société pour permettre la connaissance du monde et de ses populations à l’heure des changements du début du XXe siècle (révolution des transports, urbanisation, industrialisation, colonisation, mondialisation).
Né en Alsace allemande en 1860, il est l’aîné de quatre enfants d’une famille appartenant à une petite communauté de commerçants juifs. Il suit sa scolarité au collège de Saverne, de 1873 à 1876, avant de partir pour Paris vers l’âge de seize ans. Tout en suivant les leçons d’Henri Bergson qui devient son répétiteur lors de sa reprise d’étude en 1879 et avec lequel il restera en contact toute sa vie, il entre à la banque des frères Charles et Edmond Goudchaux en tant que commis et en quelques années, de 1889 à 1893, il connaît une rapide ascension financière et bancaire notamment en spéculant sur les mines d’or et de diamants d’Afrique du Sud. En 1892, il devient l’associé de Goudchaux, puis monte sa propre banque en 1898 au 102 rue de Richelieu à Paris. Il a alors 38 ans et se lance dans la création de son projet philanthropique et documentaire. Il s’intéresse notamment aux questions politiques et sociales qui traversent son époque et cherche à mettre en place des lieux de réflexion et de débat, convaincu que la connaissance des cultures étrangères encourage le respect entre les peuples. A partir de 1898, il commence à aménager les jardins de sa propriété autour de scènes paysagères, crée plusieurs fondations sur des sujets politiques, économiques, sociaux, diplomatiques et de formations, et lance à partir de 1909 son projet d’inventaire visuel du monde : Les Archives de la Planète.
Suite à un retour d’un voyage autour du monde en 1908 au cours duquel il fait prendre des vues stéréoscopiques par Albert Dutertre, son chauffeur-mécanicien qui s’est formé à la technique photographique pour ce voyage, Albert Kahn se lance dans une entreprise de production d’images en engageant un premier opérateur en 1909, Auguste Léon, dans le but de « fixer une fois pour toutes des aspects, des pratiques et des modes l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps »[1]. La découverte des projections Visions d’Orient de Jules Gervais Courtellement, salle Charras en mai 1909, vont orienter Albert Kahn sur le choix de la plaque autochrome, premier procédé photographique couleur récemment mis au point par les frères Lumière, à laquelle il associera le cinéma. Il fait installer à partir de 1909-1910 un “laboratoire-conservation” des Archives de la Planète sur son domaine de Boulogne et recrute à partir de 1912 le géographe et photographe Jean Brunhes comme directeur scientifique.
De 1909 à 1931, une douzaine d’opérateurs photographes et/ou cinématographes sont envoyés régulièrement en missions, en France et à l’étranger, afin de saisir les différentes réalités culturelles. Si Albert Kahn élabore un « programme photographique et cinématographique »[2] qui donne la liste des sujets à photographier, Jean Brunhes est chargé d’organiser scientifiquement la collecte et de former les opérateurs.
A l’instar d’Albert Kahn, Jean Brunhes se soucie également de l’uniformatisation des modes de vie et de l’accélération des modes de transport, et envisage les techniques d’enregistrement par l’image dans une dimension patrimoniale: « Elles [Les Archives de la Planète] devraient constituer une sorte de tableau réel de la vie de notre époque, qui demeurera le monument par excellence de consultation et de comparaison pour ceux qui viendront après nous. Employer les instruments qui viennent de naître pour saisir et conserver les faits de la Planète qui vont mourir, Telle est notre ambition et telle sera notre tâche essentielle », écrit –il dans son programme esquissé le 14 février 1912 et intitulé « Les Archives de la Planète, But et Propagande ».
Le résultat de cette entreprise de documentation visuelle représente environ 72 000 autochromes, 4000 plaques stéréoscopiques et plus de cent heures de film, constituant l’un des plus importants fonds photographiques en couleur, documentant la vie quotidienne des sociétés à travers le monde et les paysages dans le premier tiers du XXe siècle. Le fonds d’images fixes est disponible sur l’open data du Département des Hauts-de-Seine à cette adresse : http://collections.albert-kahn.hauts-de-seine.fr/
Cette archive visuelle documentaire s’inscrit elle-même dans un projet plus global initié en 1898, avec les Bourses de Voyages Autour du Monde, données à l’Université de Paris, qui accordent à de jeunes agrégés un financement sur concours afin qu’ils réalisent un voyage de quinze mois dans un pays étrangers, pour qu’ils prennent « réellement contact avec la vie »[3]. A partir de 1905, Albert Kahn ouvre ces bourses aux femmes agrégées, et sur cette lancée, crée la Société Autour du Monde en 1906, société destinée à favoriser les échanges entre les anciens boursiers et l’élite internationale. En 1914, il initie la création du Comité du secours national, qui prête assistance aux populations civiles victimes de la guerre. En 1916, il fonde le Comité national d’études sociales et politiques, où des intellectuels se rassemblent en vue d’éclairer les autorités par des travaux d’analyse sur des problématiques d’actualité. En 1918, il publie un manifeste en faveur de la prévention des conflits, intitulé Des droits et devoirs des gouvernements et crée un premier centre de documentation sociale à l’Ecole Normale Supérieure en 1920. A partir de 1926, il accueille le laboratoire de biologie et cinématographie scientifique dirigé par le docteur Jean Comandon sur sa propriété.
Albert Kahn, cherchant à comprendre l’humanité dans toute sa complexité et sous toutes ses formes, a œuvré en faveur d’une quantité de fondations, en collaboration étroite avec l’université de Paris, dans les domaines de la formation, de la culture et de l’information sociale, économique et politique destinée aux grands décideurs de la nation dans l’intention de favoriser la paix par une meilleure connaissance du monde. Ces fondations seront regroupées en 1929 dans une Centrale de recoordination, dans le cadre d’une convention avec l’Université de Paris. Au début des années 1930, les conséquences du Krach de Wall Street entraînent sa ruine. Le Département de la Seine acquiert entre 1936 et 1938 l’ensemble de sa propriété et sa collection. Le domaine et les collections sont ensuite dévolus au département des Hauts-de-Seine lors de sa création en 1968. Actuellement ces collections uniques, les Archives de la Planète et le jardin composé de sept scènes paysagères sont conservés au musée départemental Albert-Kahn à Boulogne-Billancourt, dont la réouverture complète est prévue en 2021. Le nouveau musée souhaite réinscrire le projet d’Albert Kahn dans l’histoire des idées et dans la production scientifique de l’époque, tout en prolongeant, dans une résonnance contemporaine, les questionnements sur la connaissance du monde.
[1] Lettre d’Emmanuel de Margerie à Jean Brunhes, 26 janvier 1912, AN, 615 AP102
[2] Lettre de Pierre Buisson à Jean Brunhes, 14 mai 1913, AN, 615 AP39
[3] Lettre au recteur de l’Académie de Paris, 10 juin 1918, AN AJ 167020